Forrest Gump et le rêve américain

Forrest Gump et le rêve américain

Cadre théorique et Introduction

Le philosophe français Paul Ricoeur, dans son essai "Le Socius et le Prochain", indique au lecteur les deux attitudes possibles pour repenser une relation sociale différente et abandonner la structure artificielle de la société moderne. La première est une attitude anti-moderne, caractérisée par la vision d'un monde déshumanisé où il n'y a plus de place pour le prochain (la société ne valorise pas celui qui se lie aux autres sans rien attendre en retour). La seconde est la vision moderne qui considère le prochain comme dépassé. En conclusion de cet article, Ricoeur établit la fausseté de la dialectique prochain-socius. Ce monde moderne se comprend mieux si l'on se rappelle ce qu'Arendt expose dans "Condition de l'homme moderne" : la vie contemplative ou traditionnelle devient absurde pour les modernes. Cette aliénation du monde implique de le sacrifier et de perdre la liberté créative ; l'homme cherche la liberté dans un système qui la dissimule. 

Le problème central de la politique est la liberté, un postulat que Ricoeur établit dans "La Paradoxe Politique". Avant de se pencher sur le problème de la liberté, il convient de rappeler que la paradoxe politique découle de la différence entre le politique et la politique. Pour Ricoeur, le politique est autonome et son telos est le "bien vivre" de la société, réalisable uniquement dans l'État. En revanche, la politique est caractérisée par la décision, qui mène à la conquête, l'exercice et la conservation de l'autorité, et elle se compose du mal politique, opérant à la limite de l'irrationalité. La politique est aussi définie comme une sphère indépendante de la sphère économique. Cette fragilité politique est également évidente dans "Langage et Rhétorique Politique", où l'on voit comment le langage politique se constitue comme un mélange fragile de langage (essentiellement rhétorique) et de démonstration sophistiquée, exprimant ainsi la fragilité politique. 

La relation liberté-institution est expliquée dans "Le Philosophe et le Politique face à la question de la liberté", mais nous retiendrons la théorie des "grands hommes", théorie hégélienne selon laquelle les grands hommes synthétisent l'esprit ou le geist d'une époque. Dans "Qui est le sujet de droit", Ricoeur souligne l'importance de l'institution pour la liberté du citoyen. Ricoeur n'est pas "contractualiste", mais il comprend que sans médiation institutionnelle, l'individu n'est qu'une esquisse d'homme. Son appartenance à un corps politique est nécessaire à son développement humain et, en ce sens, sa dignité n'est pas révocable. Enfin, il faut comprendre le rôle du pardon chez Ricoeur qui, dans "La lecture du temps passé - mémoire et oubli", explique que le pardon exige la mémoire et s'oppose à l'oubli, constituant un nouveau récit qui transforme l'action humaine en une réalité politique.

Forrest Gump et le Héros Américain

“You got to put the past behind you before you can move on”

L'histoire de notre personnage Forrest Gump est celle de la nation et du mythe américain. Conscient de son passé, notre héros raconte son histoire tout au long du film, une histoire qui est aussi celle de son pays, et devient ainsi un archétype du héros américain. Son commencement est le même que toutes les histoires : le genèse américain, comme celui des catholiques, est marqué dès le départ par son péché originel, en l'occurrence le racisme et l'esclavage. Ce sont des tâches sur l'histoire qui n'ont pas été éradiquées, ni du pays ni de Forrest, qui porte le nom de son grand-père, un chef du Ku Klux Klan. 

Malgré ce péché, Forrest participe à tous les conflits politiques et sociaux des États-Unis durant la seconde moitié du XXe siècle, de la guerre froide au Vietnam, devenant un emblème du mouvement hippie et des droits civiques. Ce récit fonctionne comme celui des institutions américaines, se modifiant avec le temps pour mieux servir leurs citoyens. Forrest entre en relation avec les institutions dès ses années universitaires, et sa figure sert de médiateur entre les époques, capable de réconcilier les oppositions et de guérir la nation.

Chaque époque se présente avec un esprit différent, reflété par les leaders politiques ou les activistes des droits civiques qui sont protagonistes du film. Forrest rencontre les "grands hommes", qui agissent comme des guides conscients pour la réalisation des idéaux de leur époque. De nombreux exemples apparaissent dans le film, comme la ségrégation représentée par George Wallace ou la corruption par Nixon, mais le meilleur exemple est lorsque Forrest, après avoir été récompensé comme un "All American", rencontre Kennedy. Kennedy représente une époque de changement aux États-Unis, axée sur la fin de la discrimination et l'union du pays. Son destin tragique, ainsi que celui de son frère Bobby, est évoqué par Forrest lorsqu'il dit que "sans aucune raison, quelqu'un a tué le président si sympathique alors qu'il se promenait dans sa voiture". Revenons à notre héros, né différent du reste de la société, en raison de ses handicaps physiques et mentaux. Forrest ne possède aucune caractéristique remarquable, il lui manque charisme et leadership, et sans sa capacité à courir, il n'aurait jamais été loin.

L'action de Forrest n'est pas contemplative, reflet des valeurs anciennes (Aristote), mais moderne et active. Cependant, à la différence des modernes (Marx, Hegel), l'absence de réflexion chez Forrest n'est pas perçue comme un non-sens, mais plutôt comme une impossibilité due à son handicap mental. Rappelons que notre protagoniste est appelé "l'idiot du village", qui ne réfléchit pas par mépris mais par impossibilité. Cela ne l'empêche pas de devenir le prochain parfait des autres personnages, se faisant prochain par ses actions. Forrest pratique la parabole du bon samaritain, prêchant par l'exemple.

Si l'on devait choisir un moment, c'est lorsque Forrest sauve de nombreux soldats après une embuscade au Vietnam. Il agit alors comme le bon samaritain, faisant ce qui est juste sans rien attendre en retour. Forrest voyage tout au long du film, indifférent à sa charge sociale, prêt à changer de route et à inventer un comportement imprévu, toujours disponible pour la rencontre et la présence. Cette conduite du prochain entre dans ce que Ricoeur appelle la relation "courte", de personne à personne, distincte de la relation "longue", impliquant des institutions dont le sens ultime est le service rendu aux individus, un sens souvent caché.

Les différences entre Jenny et Forrest reflètent les deux réponses possibles à la question posée par Ricoeur dans "Qui est le sujet de droit". Jenny incarne la vision "contractualiste", transportant tous les habits "désagréables" de sa génération, comme la drogue et la promiscuité. Elle rejoint le mouvement hippie et devient une "flower child", cherchant à abolir les institutions et s'opposant au discours dominant, revendiquant une vision libérale de l'individu précédant l'État et possédant des droits naturels cédés dans le contrat social. L'association à un corps politique est ainsi aléatoire et révocable. Forrest, en revanche, représente une vision anti-contractualiste, privilégiée par Ricoeur, voyant l'institution comme nécessaire à son développement humain. Forrest, récompensé par la médaille d'honneur de l'armée, incarne l'opposé de Jenny. 

La dignité que l'État confère à notre héros est irrévocable. Comprenant les bénéfices de sa relation avec les institutions, Forrest souhaite la même chose pour les autres individus. Une scène marquante du film est la réunion de Forrest et Jenny dans les eaux de Washington, où Forrest, archétype du rêve américain, agit comme médiateur entre ces deux visions de l'individu. Cet embrassement symbolise un "baptême national", marquant le début d'une régénération spirituelle de la société américaine après la guerre.

Cet embrassement reflète également l'autonomie de la politique, que Ricoeur décrit dans "La Paradoxe Politique" : la politique est autonome et son telos est le bien commun. Forrest représente la rationalité spécifique de l'État, exprimant la volonté fondamentale de la nation, tandis que Jenny, d'un point de vue aristotélicien, représente la bête cherchant à vivre en dehors de l'État. "Tout homme qui n'a pas besoin des autres ou qui ne peut se décider à rester avec eux est un dieu ou une bête sauvage". 

Cette paradoxe politique se manifeste dans le discours politique. Dans le film, cela est illustré par le discours de Forrest devant les manifestants hippies, interrompu par un militaire qui débranche le micro, symbolisant la fragilité du discours politique. Le militaire détruit ainsi le corollaire obligatoire des démocraties modernes, la liberté d'expression, exprimant la crise de légitimité des États capitalistes modernes.

Pour conclure, il est important de parler du pardon. Forrest devient une célébrité pour avoir couru à travers le pays pendant trois ans, expliquant cette attitude par une phrase de sa mère : "You got to put the past behind you before you can move on". En courant, Forrest laisse derrière lui le passé, sans l'oublier, mais en prenant au sérieux les actions de son époque. Il explique à travers son récit la racine des conflits et montre les dommages à pardonner. En courant à travers tout le pays, il

 pardonne symboliquement, laissant derrière lui le passé et la logique infernale de la vengeance répétée entre générations. Après avoir couru trois ans, Forrest retourne chez lui et épouse Jenny. Son retour et sa paternité soudaine symbolisent la récupération du caractère glorieux du passé. Ce qui est irréparable dans le film devient indestructible. Malgré ses handicaps physiques et mentaux, grâce à sa capacité de pardon, Forrest devient l'archétype du héros américain.

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