Status Naturae.
Status Naturae.
Felix qui potuit rerum cognoscere causas.
I. Introduction
Les hommes sont donc égaux par nature. Dans le Léviathan, Hobbes est clair en établissant la maxime que "la Nature a fait les hommes si égaux dans les facultés du corps et de l'esprit que, bien qu'un homme soit parfois manifestement plus fort de corps ou plus sagace d'esprit qu'un autre, lorsque cela est considéré dans l'ensemble, la différence entre un homme et un autre n'est pas si importante qu'un puisse réclamer, sur cette base, pour soi-même, un bénéfice quelconque auquel un autre ne pourrait aspirer tout autant. En effet, en ce qui concerne la force corporelle, le plus faible a assez de force pour tuer le plus fort, que ce soit par des machinations secrètes ou en se confédérant avec un autre qui se trouve dans le même danger que lui[1]".
Dans ce travail, je propose d’analyser et de comparer les théories politiques de Hobbes et Rousseau en me basant sur les textes « Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes » de Rousseau et les textes *De Cive* et *Léviathan* de Hobbes. Je me concentrerai particulièrement sur la vision que chacun avait de la nature humaine et sur la relation que chaque auteur établit entre l’homme et la société.
L’objectif de ce travail est de montrer l'influence de la nature humaine sur la pensée politique de chaque auteur et les conséquences politiques de cela. Pour ce faire, je procéderai avec la méthodologie suivante. Tout d'abord, je commencerai par un très bref résumé de l'époque historique dans laquelle Hobbes et Rousseau ont écrit, en montrant comment les événements historiques ont influencé leurs écrits en rapport avec la nature humaine. Ensuite, je comparerai l’« état de guerre naturelle » de Hobbes avec l’« état de nature » de Rousseau. Enfin, j’analyserai comment se fait le passage de l’état de nature à la société politique chez chaque penseur et les conséquences d'adopter l’une ou l’autre vision de l’homme.
II. Contexte historique de Hobbes
Différentes théories ont cherché à théoriser la connaissance de l’homme tout au long de l’histoire, mais peu ont été aussi importantes et opposées que celles proposées par l'Anglais Hobbes et le Genevois Rousseau. Alors que le Français permit à Rousseau d’écrire sur « l’humanité », dans les œuvres anglaises de Hobbes, le genre était « l’humanité ».
Si ces termes donnaient l'impression que Hobbes et Rousseau étaient intéressés par les hommes, plutôt que par les êtres humains, leurs références constantes à « natura humana », « nature humaine » et « nature humaine » ont clairement montré que leur sujet était la nature de l’être humain et non pas les hommes et les femmes en particulier.
Comme l'explique Rousseau dans le préambule de son célèbre discours, « Il n'y a rien de plus important en ce qui concerne la pensée politique que la connaissance et la conception que l’on a de l’homme et de l’humanité. C'est la plus utile et la moins avancée de toutes les connaissances humaines. »
Tant Hobbes que Rousseau ont été influencés par les événements historiques qui se produisaient autour d’eux et cela se reflète dans leurs travaux. Thomas Hobbes, l’un des pères de la philosophie moderne et de la science politique, est né en 1588 à Westport, en Angleterre, année où la fameuse « Armada invincible » de Philippe II d'Espagne envahissait les côtes britanniques avec l’objectif de renverser Elizabeth I.
Hobbes écrivit que la peur provoquée par cette armada dans le peuple anglais, et principalement chez sa mère, provoqua sa naissance prématurée. Comme l'explique Martinich, biographe de Hobbes, « la naissance traumatique l'affecta pour toute sa vie, fondant la haine qu’il ressentait contre les ennemis de son pays ».
Hobbes voit dans sa naissance l’origine de sa pensée politique et philosophique. Il explique que sa mère « accoucha de jumeaux, la peur et moi ». Cette peur de l’extérieur l’accompagnera tout au long de sa vie et de ses écrits. Hobbes fut éduqué à Oxford et travailla comme précepteur pour la noblesse anglaise. Dans ses premiers travaux, il se consacra à la traduction de Thucydide, l’historien grec.
Ceci est d’une importance capitale pour notre travail, car Thucydide croyait en l’idée d’une nature humaine immuable, qui est « un élément constant de l'histoire, permettant à l’historien de comparer un événement à un autre et de construire une formule ou un modèle intelligible et utile ». C’était un présupposé fondamental de la science de l’histoire, que Hobbes adoptera et approfondira dans son opus magnum, *Léviathan*.
L’autre grand événement qui marqua la vie de Hobbes fut la guerre civile anglaise, un conflit qui détruisit son pays de l’intérieur. Hobbes assistera à la décapitation de son roi et s’exilera en France pour fuir les terreurs humaines. Face à ce monde incertain et obscur, nous voyons se développer la pensée pessimiste hobbesienne, une pensée qui chercha constamment la sécurité qui manqua à Hobbes depuis sa naissance.
III. Contexte historique de Rousseau
« Je suis né boiteux et malade, j’ai coûté la vie à ma mère, et ma naissance fut la première de mes misères. » C’est ainsi que se rappelle le Genevois Rousseau de sa naissance dans ses *Confessions*. Ce penseur est né dans la ville-état de Genève en 1712, orphelin de mère, il fut élevé par son père qui lui inculqua la passion de la lecture, et par sa tante, l’amour de la musique, passions qui le suivront tout au long de sa vie.
À dix ans, il est abandonné par son père et placé sous la tutelle de son oncle, qui l'envoya à Bossey pour recevoir une éducation calviniste. Après une jeunesse marquée par les abus, la fuite et la religion, Rousseau quitte Genève accompagné de Madame de Warrens, sa tutrice et amante, se consacrant comme autodidacte en acquérant des connaissances encyclopédiques tant sur le plan philosophique que musical.
Au milieu du XVIIIe siècle, le jeune Genevois entreprend un voyage à Paris, centre culturel et philosophique de l’Europe moderne, où il se lie avec de grands philosophes des Lumières comme Diderot, Voltaire et Rameau. Cette époque de la pensée est connue sous le nom de « L’Illumination », évoquant la lumière que la connaissance apporte à l’homme. L’homme nouveau du XVIIIe siècle se distingue ainsi de ses prédécesseurs, restés dans l’obscurité.
C’est au cours de ce *siècle des Lumières* que la plume provocatrice et « contre-courant » de Jean-Jacques prend de l'importance, non pas en se conformant au statu quo illuministe, mais en s’en démarquant. « Jamais », dit Voltaire, « on n’a employé autant d'intelligence pour nous abrutir. »
Dès le préambule de sa première œuvre intitulée « Discours sur les sciences et les arts », le Genevois marque une distinction nette avec ses pairs en déclarant « je ne me soucie pas de satisfaire ni les savants ni les gens à la mode. Il y aura toujours des hommes faits pour être subjugués par les opinions de leur siècle », Rousseau donne à entendre qu'il ne se contente pas des intellectuels de son époque, ni de leur public, car « On ne doit pas écrire pour de tels lecteurs, lorsqu’on veut vivre au-delà de son siècle ».
Nous voyons une grande différence entre les époques où se développe la pensée politique de Hobbes et de Rousseau. D'une part, la guerre civile, la peur et l'exil marquent la pensée pessimiste de Hobbes, tandis que, d'autre part, c’est au sein de l'illuminisme français que croît et se développe la pensée du Genevois Rousseau. Ce sont dans ces contextes historiques différents que les deux penseurs créent leur homme naturel.
IV. L'État de Guerre
Pour comprendre la nature de l'homme, tant Hobbes que Rousseau ramènent l'individu à un "état de nature". Cet état hypothétique de l'humanité est en somme "la condition par laquelle les hommes ont dû passer avant d'arriver à la formation de la société civile ou politique. Cette dernière est parée des attributs que la pensée occidentale a le plus appréciés depuis le XVIIe siècle : exercice de l'autorité, règne de l'ordre, hiérarchie sociale, lois positives, renoncement à la pratique de la violence comme source de résolution des problèmes internes et domination de la raison comme fondement ultime des conduites humaines"[9]. Les deux penseurs utilisent cet état hypothétique de nature où se développait l'homme pré-social, mais ils diffèrent dans leur vision de l'homme naturel, de ses motivations et de ses droits.
Hobbes estime qu'il est fondamental de connaître la nature humaine. Pour lui, "il est nécessaire que nous comprenions correctement quelle est la qualité de la nature humaine, dans quels domaines elle est préparée et dans quels autres elle ne l'est pas, pour établir un gouvernement civil, et comment les hommes doivent s'entendre entre eux-mêmes s'ils prétendent s'organiser en un État bien fondé[10]". Ici, nous pouvons voir la principale motivation de Hobbes derrière sa pensée sur l'humain : l'établissement d'un gouvernement civil et la fondation d'un État fort.
Il continue dans "De Cive", établissant un principe que nous connaissons tous et que personne ne nie, "que les dispositions des hommes sont naturellement telles que, sauf lorsqu'ils sont réprimés par la peur d'un pouvoir coercitif, chaque homme se méfiera et aura peur de chaque autre homme et, comme par droit naturel, il sera obligé de faire usage de la force qu'il possède pour assurer sa propre préservation[11]".
Pour Hobbes, les hommes sont fondamentalement auto-protecteurs et seulement secondairement agressifs. C'est la peur d'une attaque d'un ennemi potentiel qui nous conduit à effectuer une attaque préventive contre lui, et non, strictement parlant, le désir de le détruire. Nous pouvons également voir ici l'influence de la peur dans sa pensée politique, agissant comme la passion la plus importante de l'homme naturel.
Les hommes sont donc égaux par nature. Dans le Léviathan, Hobbes est clair en établissant la maxime que "la Nature a fait les hommes si égaux dans les facultés du corps et de l'esprit que, bien qu'un homme soit parfois manifestement plus fort de corps ou plus sagace d'esprit qu'un autre, lorsque cela est considéré dans l'ensemble, la différence entre un homme et un autre n'est pas si importante qu'un puisse réclamer, sur cette base, pour soi-même, un bénéfice quelconque auquel un autre ne pourrait aspirer tout autant. En effet, en ce qui concerne la force corporelle, le plus faible a assez de force pour tuer le plus fort, que ce soit par des machinations secrètes ou en se confédérant avec un autre qui se trouve dans le même danger que lui[12]".
De cette égalité de capacité découle l'égalité d'espérance quant à la réalisation de nos fins. De plus, chaque individu cherche sa propre conservation et son propre plaisir, ce qui mène à la compétition et à la méfiance envers les autres. Dans la nature de l'homme, nous trouvons trois causes principales de dispute. Premièrement, la compétition ; deuxièmement, la méfiance ; et enfin, la gloire[13].
L'homme hobbesien est principalement craintif et non agressif. Ce qui le mène au conflit, c'est la différence dans la pensée ou le jugement sur ce qui les protégera. Cela fait que jusqu'au moment où les hommes vivront sous un pouvoir commun, ils sont en état de guerre les uns contre les autres. Pour Hobbes, "la guerre ne consiste pas seulement en la bataille, ou en l'acte de combattre... mais en la disposition connue à cela, pendant tout le temps qu'il n'y a pas de sécurité contraire. Tout le reste du temps est paix[14]". Dans l'état de guerre, il y a si peu de sécurité de la vie et de la propriété que tous vivent dans une peur constante. Ici, il n'y a pas de distinctions morales objectives, pas de bien ni de mal ; la force et la fraude sont, dans la guerre, les deux vertus cardinales.
Par conséquent, la véritable conclusion à laquelle parvient Hobbes est que l'état de nature est un état de guerre de tous contre tous, parsemé de violences fréquentes, où les participants se perçoivent correctement en danger constant[15]. Les lois et la société sont, pour Hobbes, celles qui pacifient l'état de guerre de l'homme naturel.
Les hommes doivent donc sortir de l'état de nature par rapport aux autres (en pactant l'obéissance à un souverain) car, sinon, leur quasi-égalité de forces fait que tous sortent blessés.
L'état naturel nous conduit donc à la formation d'une communauté ou, comme l'appelle Hobbes, "Commonwealth". L'homme hobbesien ne peut être sauvé que sous la protection d'un souverain qui légiférera contre les ambitions humaines et unira, par l'usage des lois et de la force publique, les personnes qui, autrement, seraient belliqueuses, en une volonté commune. La peur est le moteur de la communauté de Hobbes et de son Commonwealth. La perspective négative de Hobbes sur la nature humaine fait partie intégrante de son argument en faveur de la souveraineté et doit être comprise comme telle. Hobbes crée un homme taillé sur mesure pour l'État monarchique. L'homme hobbesien fonctionne comme la base de la justification du pouvoir royal, conséquence de la peur de l'autre.
V. Le Bon Sauvage
La pensée de Rousseau sur l'état de nature de l'homme peut être vue en détail dans son "Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes". Dès le début de celui-ci, Rousseau fait référence à l'inscription qui se trouvait dans le temple de Delphes, "Connais-toi toi-même". Ici, il nous montre une maxime de sa philosophie, nous faisant comprendre qu'il travaillera sur l'homme naturel, ce qui sera le point de départ à partir duquel il faut comprendre et analyser le monde avant et après la société.
Rousseau est extrêmement critique dans son premier discours à l'égard des philosophes antérieurs qui ont tenté de comprendre l'homme dans son état naturel. "Les philosophes qui ont examiné les fondements de la société ont tous ressenti le besoin de remonter jusqu'à l'état naturel, mais aucun d'eux n'a réussi, car ils ont transporté dans l'état naturel de l'homme les idées qu'ils avaient acquises dans la société ; tous ont parlé de l'homme sauvage tout en dépeignant l'homme civilisé[16]".
Rousseau comprend que l'erreur de Hobbes et de ceux qui ont essayé de comprendre l'homme est principalement de confondre l'homme naturel avec les hommes qu'ils ont sous les yeux. En faisant cela, ils transportent dans un système un être qui ne peut continuer à exister que dans un autre différent.
Nous pouvons voir que Rousseau critique non seulement Hobbes, mais aussi les philosophes moralistes et les théologiens de l'époque. Rousseau comprenait que les philosophes de la morale avaient échoué parce qu'ils n'étaient jamais allés assez loin dans leurs tentatives de décrire l'état de nature. En n'ayant pas éliminé les traits humains qui étaient le résultat de la société, ils ont décrit des êtres humains sociaux, au lieu de décrire des êtres humains naturels.
D'autre part, les théologiens utilisaient la Genèse (en particulier, le péché originel) pour défendre l'inégalité. Les deux tendances peignaient les êtres humains de manière négative : comme des êtres mauvais et égoïstes, dont la situation est le résultat de leur dépravation[17].
Rousseau se propose dans son premier discours de démontrer que l'état de nature de l'homme n'était pas un état de guerre, mais tout le contraire. Rousseau s'intéressait avant tout à la représentation positive de l'être humain solitaire, avant la formation de la société. Pour représenter cet être humain antérieur au social, Rousseau adopte une posture anthropologique positive de l'homme naturel. Pour le décrire, il abordera d'une part son aspect physique et d'autre part son aspect métaphysique. Dans le développement de sa théorie, nous verrons comment l'homme "Hobbésien" est mentionné et cité comme contrepoint du bon sauvage.
En ce qui concerne l'aspect physique de l'homme naturel, celui-ci est vu tel qu'il a dû sortir des mains de la nature. C'est un animal moins fort que certains et moins agile que d'autres, mais en général mieux organisé que tous[18]. L'homme naturel habite une terre qui le nourrit et le protège grâce au fait que la hache ne l'a jamais mutilée[19]. L'homme naturel a un aspect robuste et presque inaltérable. Son corps sauvage, étant son seul outil, est exercé constamment et a donc toujours toutes ses forces à son service, portant tout avec lui.
Le bon sauvage est accueilli par la nature et par les autres animaux. Pour cela, Rousseau prend comme exemple les "noirs et sauvages" des Caraïbes vénézuéliennes. La santé de ce dernier est formidable, car dans la nature il y a si peu de véritables sources de maux que l'homme dans son état naturel a à peine besoin de remèdes et encore moins de médicaments[20]. La nature donne au sauvage la vertu de vivre de manière simple, uniforme et solitaire et le prive de la méditation, car réfléchir est contre-nature et dépravé.
Cet homme naturel, vu de son aspect physique, est totalement opposé à l'homme hobbésien et aux principes des Lumières qui marquaient l'époque où le texte a été écrit. Rousseau critique Hobbes quand celui-ci prétend que l'homme est naturellement intrépide et qu'il souhaite uniquement attaquer et combattre[21].
En ce qui concerne son aspect métaphysique et sentimental, l'homme naturel est différent des bêtes qui sont guidées par la nature. Il est un agent libre qui décide par lui-même. Cet agent libre est composé de trois passions essentielles : l'amour de soi, la pitié et enfin la perfectibilité.
La passion principale qui caractérise la nature humaine est l'amour de soi ou "Amour de soi-même", qui est l'instinct de conservation ou le respect de soi. Ici, nous pouvons voir une similitude avec ce que Hobbes a proposé dans "De Cive". Ce qui est intéressant à noter, c'est que l'amour de soi de Rousseau ne conduit pas au vice dans le jugement du sauvage en encourageant l'état de guerre, mais tout au contraire.
Nous devons noter comme le fait Rousseau que l'Amour de soi-même est distinct de l'amour-propre. L'amour de soi est un sentiment naturel qui incline tout animal à veiller à sa propre conservation, et qui, dirigé chez l'homme par la raison et modifié par la pitié, produit l'humanité et la vertu.
L'amour-propre n'est qu'un sentiment relatif, artificiel et né dans la Société, qui incline chaque individu à avoir une estime plus grande pour lui-même que pour tout autre, et inspire aux hommes tous les maux qu'ils se font dans notre état primitif. Dans l'état véritable de nature, l'amour-propre n'existe pas.
En second lieu, nous trouvons la pitié, c'est un principe que Hobbes n'a pas remarqué. Cet instinct humain précède toute réflexion et est si naturel que même les bêtes en montrent parfois des signes sensibles. Rousseau définit la pitié comme la répugnance innée que l'homme naturel éprouve devant la souffrance de ses semblables. Sans cette caractéristique, les hommes ne seraient que des monstres. La pitié est la caractéristique dont découlent toutes les vertus humaines.
La dernière caractéristique de l'homme naturel est la perfectibilité, ou la faculté de se perfectionner. Cette faculté développe successivement toutes les autres et réside à la fois dans l'espèce et dans l'individu. La perfectibilité, pour Rousseau, "est l'origine de toutes les misères de l'homme et finit par le rendre imbécile. Elle fait du sauvage un tyran de lui-même et de la nature[22]".
Après avoir caractérisé le bon sauvage de Rousseau, son habitat et ses passions, nous pouvons voir que l'homme naturel exerce une double fonction critique dans la philosophie politique du Genevois. D'une part, ce sont les intellectuels "illuminés" et Hobbes qui sont critiqués pour avoir méconnu l'homme naturel ; d'autre part, c'est la société et son système politique qui sont critiqués.
Dans sa fonction critique, l'état de nature de Rousseau s'oppose tant aux intellectuels de son époque qu'à leur anthropologie historique. Les intellectuels comme Hobbes sont ceux qui, biaisés par les œillères de leur époque, jugent l'homme comme mauvais et craintif seulement pour justifier le pouvoir absolu du souverain, l'ordre social et l'avancée de l'État sur la nature humaine. Rousseau nous montre un état de nature et un homme naturel opposés à l'homme hobbésien. Tant les qualités physiques que métaphysiques du sauvage ne le mèneraient pas à un état de guerre, car la guerre et ses fondements vont à l'encontre de la nature humaine.
Sa critique de la société nous est présentée tout au long de ses "Discours". Nous voyons ici comment l'homme naturel est corrompu par les institutions et l'avancée de la propriété privée. C'est l'avancée et le perfectionnement guidés par la raison de la société, de ses institutions et de ses lois qui "enchaînent" l'homme naturel. Cela fonctionne comme une critique directe des standards de la société des Lumières et de sa recherche aveuglante de la lumière de la raison. La critique de Rousseau à son époque fut telle que Voltaire lui-même lui confesserait après avoir lu le premier discours que "Quand on lit votre ouvrage, on a envie de marcher à quatre pattes[23]".
Il est intéressant de noter chez Rousseau une sorte de première aliénation de l'homme, la comprenant comme la limitation ou la perte de l'individualité due aux facteurs sociaux. Cette "aliénation" se produit, comme nous l'avons vu, avec l'avancée de la société qui fait que l'individu s'éloigne de plus en plus de son "nosce te ipsum" (inscription du temple de Delphes). L'homme enchaîné[24], selon Rousseau, se construit à partir de son masque et non de son véritable être. La réalisation de la véritable nature humaine fonctionne comme la base du système politique que Rousseau proposerait dans son contrat social.
VI.Conclusion
Comme nous l’avons vu, la vision anthropologique de l’homme est extrêmement importante, « l’homme connaissant » a joué un rôle fondamental dans la théorie politique du XVIIIe siècle, où la théorie politique était une conséquence de la perception de la nature humaine.
L’anthropologie négative de Hobbes fonctionne dans son système idéologique comme la première étape vers la justification de la souveraineté royale et du pouvoir tyrannique. Hobbes n'était pas le seul à avoir une vision négative de l'homme, on peut trouver de grands penseurs comme Machiavel et son homme égoïste et mauvais par nature ou le cas de Schmitt qui a compris la position pessimiste comme la plus appropriée aux besoins de l'analyse politique.
Il faut, si l’on ne veut pas commettre d’erreurs, être prudent en accordant à ces penseurs (Hobbes dans notre cas) leurs arguments sur la condition humaine, si l’on ne veut pas ensuite les suivre aussi loin qu’ils veulent nous mener politiquement. Le mal anthropologique a été utilisé comme idée ou argument de base pour la consolidation de politiques et d’États autoritaires, qui ont conduit à des inégalités politiques et sociales.
Rousseau a brillamment compris que si nous parvenons à réfuter les arguments négatifs de la nature humaine, nous parviendrons ipso facto à l’effondrement des bases idéologiques des systèmes politiques et sociaux qui reposent sur les idées de l’anthropologie négative. La vision de l'homme de Rousseau fonctionne comme un libérateur du mal anthropologique de l'humanité et fait peser ce fardeau sur les institutions et la société. C'est l'homme nouveau, désormais libéré du fardeau social et conscient de sa bonté naturelle, qui doit réorganiser la structure politico-sociale en fonction de ses passions. La vision anthropologique de Rousseau porte en elle le germe du socialisme.
Bibliographie
1] Evrigenis, ID (2022). Hobbes et Rousseau sur la nature humaine et l'état de nature. Humain : une histoire, page 242.
[2] Préface Rousseau, Jean-Jacques. Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité entre les hommes.
[3] Martinich, A.P. (1999). Hobbes une biographie. La presse de l'Universite de Cambridge. Page 2
[4] Schlatter, R. (1945). Thomas Hobbes et Thucydide. Journal de l'histoire des idées, 357.
[5] Les Confessions - Jean-Jacques Rousseau Livre I page 3
[6] Marshall, TE (1978). Rousseau et les Lumières. page 421Théorie politique,
[7] « Je ne me soucie de plaire ni aux beaux esprits, ni aux gens à la mode. Il y aura dans tous les temps des hommes faits pour être subjugas par les opinions de leur siècle », Préface Discours sur les Sciences et les Arts (1750) Jean-Jacques Rousseau.
[8] « Il ne faut point écrire pour de tels lecteurs, quand on veut vivre au-delà de son siècle », Préface Discours sur les Sciences et les Arts (1750) Jean-Jacques Rousseau.
[9] Francisco Catilla Urbano Le concept d'« état de nature » dans la scolastique espagnole des XVIe et XVIIe siècles ANNUAIRE DEFII, OSOFIA DEL DERECHO XII (1995) page 426
[10] De Cive Éléments philosophiques sur le citoyen (Thomas Hobbes), d'après la traduction, prologue et notes : Carlos Mellizo, 2000. page 43
[11] De Cive Éléments philosophiques sur le citoyen (Thomas Hobbes), d'après la traduction, prologue et notes : Carlos Mellizo, 2000. page 44
[12]Thomas Hobbes Léviathan chapitre XIII de la condition naturelle de la race humaine, sur son bonheur et sa misère page 100
[13] Idem page 102
[14] Idem page 102
[15] Kavka, GS (1983). La guerre de Hobbes de tous contre tous. Éthique, 93(2), 291-310.
[16] Rousseau, Jean-Jacques. Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité entre les hommes. Page 23
[17] Evrigenis, ID (2022). Hobbes et Rousseau sur la nature humaine et l'état de nature. Humain : une histoire, page 261.
[18] Rousseau, Jean-Jacques. Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité entre les hommes. Page 26
[19] Idem 27
[20] Idem 31.
[21] Rousseau, Jean-Jacques. Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité entre les hommes. 28
[22] Rousseau, Jean-Jacques. Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité entre les hommes. 35
[23] « Il prend envie de marcher à quatre pattes, quand on lit votre ouvrage. VOLTAIRE (1694-1778), Lettre à Jean-Jacques Rousseau, 30 août 1755, Correspondance (posthume) »
[24] Il est fait ici référence à l’expression « L’homme est né libre, & partout il est dans les fers ». Rousseau J.-J. Falconer T. et Wokler R. (1762). Du contrat social ou principes du droit politique. Chez M.M. Roi.
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